Encombrement des tribunaux et déni de justice

Les juges du fond sont débordés et les tribunaux encombrés : on connaît la musique. Le déni de justice est une abdication trop grave. A partir d’un arrêt récent : Cass. Civ. 1, 24 février 2016 : n° 15-10639

Est-ce une raison pour qu’ils refusent de travailler ?

Mettons-nous à leur place : la tentation est grande. N’empêche : il faut la refouler. L’un des premiers articles du Code civil fulmine le déni de justice dans des termes solennels extrêmement forts : « le juge qui refusera de juger, sous prétexte du silence, de l’obscurité ou de l’insuffisance de la loi, pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice ». Au reste, il s’agit là d’un délit pénal. Voyez l’article 434-7-1 du Code pénal : « le fait, par un magistrat, toute autre personne siégeant dans une formation juridictionnelle ou toute autorité administrative, de dénier de rendre la justice après en avoir été requis et de persévérer dans son déni après avertissement ou injonction de ses supérieurs est puni de 7 500 euros d’amende et de l’interdiction de l’exercice des fonctions publiques pour une durée de cinq à vingt ans ».

Evidemment, il est rare qu’un juge refuse positivement d’exercer son office. Mais la faute n’est-elle pas encore plus contestable lorsqu’elle est insidieuse ? De nombreux arrêts récents conduisent à se poser la question.

Les apports de l’arrêt du 24 février 2016

N’en prenons qu’un. Il servira de point de départ à la réflexion. Daté du 24 février dernier, il émane de la première chambre civile de la Cour de cassation. En résumé, l’affaire concernait un franchisé qui sollicitait du juge français la nullité de son contrat de franchise pour absence de cause et dol. En guise de moyen de défense, le franchiseur lui opposait une clause du contrat qui attribuait compétence aux juridictions de Barcelone. Le franchiseur voulait-il gagner du temps ? Préférait-il que le litige soit jugé par un tribunal plus proche de ses intérêts ? On ne sait pas. Toujours est-il qu’il invoquait le bénéfice de cette clause. Celle-ci ne visait pourtant que l’interprétation et/ou l’exécution du contrat. Pas sa validité donc ! Et pourtant la Cour de cassation censure les juges qui avaient considéré qu’une telle clause ne devait pas s’appliquer.

Lisez son principal attendu : « en statuant ainsi, alors que la clause confie en termes très généraux aux tribunaux de Barcelone tout litige découlant de l’interprétation et/ou de l’exécution du contrat, sans distinguer selon l’objet de la demande, la cour d’appel a violé les textes susvisés ».

Au delà de la clause attributive de compétence…

On n’en croit pas ses yeux. La clause était expressément limitée aux litiges relatifs à l’interprétation ainsi qu’à l’exécution du contrat ? Peu importe, répond la haute juridiction : elle ne distingue pas selon l’objet de la demande. Sans même insister sur le fait qu’en principe, la Cour de cassation étant juge du droit, n’a pas à se prononcer sur l’interprétation d’une clause, il est tout de même piquant de constater que les plus hauts magistrats de l’ordre judiciaire disent ici d’une clause l’inverse de ce qu’elle dit ! D’où la question : pourquoi ? Aucune raison grammaticale ne peut être sérieusement avancée. Vainement chercherait-on une autre règle technique susceptible de venir au secours d’une telle interprétation. Ne reste donc plus qu’une explication. Elle est d’ordre politique : il fallait donner effet à cette clause dans la mesure où son application expatriait le litige à Barcelone, libérant ainsi le rôle de nos pauvres juridictions françaises.

Cela n’est pas dit bien entendu. Comment avouer ce genre de considérations ? Elle est cependant d’autant plus plausible que la Cour de cassation, toujours elle, manifeste un extrême libéralisme à l’égard des clauses d’arbitrage, trop contente là encore de désengorger les juridictions étatiques. C’est une autre question, dira-t-on. C’est en tout cas le même combat. Il faut lutter pour que les franchisés et autres justiciables aient accès à un tribunal dans des conditions normales et réalistes. Toute solution qui compromet ce droit fondamental contribue à façonner une nouvelle espèce de déni de justice.

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