Indemnité de fin de contrat d’un agent commercial : la mère doit-elle payer pour sa fille ?

obs. sous Cass. com., 12 juin 2012, n° 11-16109, JCP E 2012

Voici un agent commercial qui conclut son contrat d’agence avec la filiale d’un groupe de société. A la faveur d’une nouvelle politique imposée par la mère du groupe, ce contrat se trouve rompu. L’indemnité de fin de contrat prévue par l’article L.134-12, al. 1er, du Code de commerce, est donc due (« en cas de cessation de ses relations avec le mandant, l’agent commercial a droit à une indemnité compensatrice en réparation du préjudice subi », dispose ce texte). Mais par qui au juste ? La fille bien sûr. Mais la mère ? Ne peut-elle être solidaire ? La question était au cœur du litige ayant donné lieu à l’arrêt du 12 juin 2012. Publiée au bulletin, cette décision revêt assurément une grande importance.

La Cour d’appel de Paris, dans un arrêt du 27 janvier 2011, avait clairement répondu par l’affirmative. De manière fort circonstanciée, elle relevait en effet que la société mère s’était constamment immiscée dans les rapports entre sa fille et l’agent commercial de cette dernière, et ce dès l’acquisition de la quasi-totalité des titres représentant son capital social. Elle retenait encore que la mère avait adressé directement aux lieux et place de sa filiale de nombreuses correspondances à l’agent et que, d’une manière générale, toutes les discussions relatives à la renégociation du contrat d’agence avaient été menées directement par la société mère. De ces faits, la cour d’appel avait déduit que la mère exerçait une influence prédominante sur sa filiale et agi en étroite interdépendance avec elle, disposant ainsi d’une autorité de fait sur celle-ci. De sorte que la société mère devait répondre solidairement de l’indemnité pesant sur le cocontractant officiel de l’agent. En somme, le raisonnement était aussi simple que séduisant : là où se trouve le pouvoir, se trouve aussi la responsabilité. La fille était tenue en vertu du contrat qu’elle avait régulièrement signé ; la mère, elle, l’était en vertu du rôle qu’elle avait effectivement, concrètement joué dans les rapports avec l’agent. Là, un contractant officiel ; ici, un contractant réel.

Aussi séduisante pouvait-elle sembler, l’analyse est balayée par la Cour de cassation. Visant les articles 1842 et 1165 du Code civil, celle-ci censure l’arrêt entrepris aux motifs « qu’en se déterminant ainsi, sans constater que l’immixtion de la société [fusion_builder_container hundred_percent= »yes » overflow= »visible »][fusion_builder_row][fusion_builder_column type= »1_1″ background_position= »left top » background_color= » » border_size= » » border_color= » » border_style= »solid » spacing= »yes » background_image= » » background_repeat= »no-repeat » padding= » » margin_top= »0px » margin_bottom= »0px » class= » » id= » » animation_type= » » animation_speed= »0.3″ animation_direction= »left » hide_on_mobile= »no » center_content= »no » min_height= »none »][mère] avait été de nature à créer pour [l’agent] une apparence trompeuse propre à lui permettre de croire légitimement que cette société était aussi son cocontractant, la cour d’appel [n’avait] pas donné de base légale à sa décision ».

D’un point de vue théorique, la solution est doublement justifiée : les sociétés d’un même groupe jouissent d’une personnalité juridique distincte d’une part (art. 1842 C. civ.) ; les effets d’un contrat sont limités aux parties qui l’ont conclu d’autre part (art. 1165 C. civ.). Dans ces conditions, seule la théorie de l’apparence pouvait sauver le raisonnement de l’agent (Rapp. Cass. Ass. plén., 13 déc. 1962 : n° Pourvoi 57-11569). Encore fallait-il cependant que l’agent prouvât l’existence d’une croyance légitime. La Cour de cassation censure l’arrêt pour ne pas avoir constaté une telle croyance. Cela ne signifie pas qu’elle écarte celle-ci : la cassation n’est fulminée que pour manque de base légale. Mais les magistrats du second degré ne s’étaient simplement pas posé la question. De ce chef, la cassation était donc prévisible. Elle n’en reste pas moins fort sévère.

D’un point de vue pratique, la puissance d’un tel individualisme paraît en effet assez fragile. Peut-être le malaise vient-il de la persistance à refuser la personnalité juridique au groupe de société. Le réalisme économique ne devrait-il pas primer sur le formalisme juridique ? La Cour de cassation avait d’ailleurs déjà manifesté davantage de compréhension par le passé (V. Cass. com., 13 juin 1995, n° Pourvoi 93-17414, condamnant solidairement une société mère et sa filiale spécialement créée pour l’embauche d’un agent commercial lié par une clause de non concurrence, les liens entre les deux personnes morales résultant de la cession de clientèle de la proximité des locaux sis dans la même ville et de leurs relations d’affaires, nonobstant le motif erroné mais surabondant tiré de l’existence d’un groupe de sociétés).

Au reste, d’autres pistes étaient envisageables. Une faute n’avait-elle pas été relevée à l’encontre de la société mère responsable du changement de politique à l’origine de la rupture du contrat d’agent ? Il n’aurait pas fallu dans ce cas parler de solidarité… Mais prononcer une condamnation in solidum : celle de la fille au titre du statut d’agent commercial ; celle de la mère au titre de la responsabilité délictuelle. Objectera-t-on que la qualification même de faute était sujette à caution ? Après tout, le changement d’une politique commerciale n’est pas fautif en lui-même. L’article 1384, al. 1er, du Code civil, aurait cependant alors pu venir à la rescousse de l’agent. Sans doute le principe de responsabilité du fait des choses qu’il contient n’est-il pas le plus approprié. Non pas que l’idée d’étendre ce principe aux choses incorporelles soit totalement hérétique. Elle répugne moins aujourd’hui qu’hier. Et de ce point de vue, la société mère n’est-elle pas naturellement gardienne des actions de sa fille ? Un tel raisonnement friserait néanmoins l’acrobatie. Après tout, les actions n’étaient pas directement à l’origine du dommage subi par l’agent. Cela étant, le même article abrite aussi depuis 1991 un principe général de responsabilité du fait d’autrui. Et l’idée d’une responsabilité des mères du fait des dommages causés par leurs filiales fait son chemin (V. par ex. art. 1360, al. 2, de l’Avant Projet de réforme du droit des obligations rédigé sous la houlette de Catala : « de même, est responsable celui qui contrôle l’activité économique ou patrimoniale d’un professionnel en situation de dépendance, bien qu’agissant pour son propre compte, lorsque la victime établit que le fait dommageable est en relation avec l’exercice du contrôle. Il en est ainsi notamment des sociétés mères pour les dommages causés par leurs filiales »)…

Par où la solution retenue par la Cour de cassation ne satisfait guère pleinement. Quel est en effet le risque auquel cet arrêt expose l’agent ? Que ce dernier conclut son contrat avec une coquille vide dont l’insolvabilité lui interdira ensuite de recouvrer son indemnité. Evidemment, l’agent pourra tenter de rechercher la responsabilité de la société mère dans le cadre de la procédure collective ouverte contre la fille. L’action extension sur le fondement de la confusion des patrimoines vient immédiatement à l’esprit. Mais l’immixtion de la mère dans la relation que sa fille entretenait avec son agent ne suffira pas forcément à établir une telle confusion. Et même à supposer que le juge se laisse convaincre, la solution sera assurément la moins bonne pour tout le monde. A cet égard, un peu moins de formalisme à la source procurerait donc un peu plus d’efficience économique à l’arrivée.

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